L’art mEme. n° 34 ( 1er Trimestre 2007)
Tekst Emmanuel d’Autreppe

Non-lieux avérés

Un espace estampillé Communauté française expose le passionnant travail d’une photographe flamande ; une démarche libérée de toute contingence et qui ne doit rien qu’à elle-même, dégagée de tout emprunt culturel, et presque de toute référence.

Un alignement de chaises et de tables… Un écran immaculé dans un local déserté… Un lit ou un néon émergeant péniblement d’un espace obscur… Des arbustes taillés en ovale ou une robe blanche dressée au milieu de nulle part… Portraits de sites. Monuments sans rien de monumental. Du familier saisi hors du temps.
Il n’est pas facile d’entrer dans les photographies d’Annelies de Mey (1959), tout simplement parce qu’il n’y a pas de porte – ou du moins, on ne les trouve pas forcément tout de suite. Les lieux photographiés sont clos, ou en donnent l’impression, et surtout l’image a une incroyable autonomie, elle vit comme en autarcie, en resserrement autour d’elle-même. Elle ne s’adresse pas à vous, ne vous interpelle pas, mais vous happe en douceur dans la simplicité (extrêmement intelligente) de sa construction, à force de sembler n’exister qu’en surface : l’illusion de profondeur est souvent contredite par la mise à plat radicale de l’image. Pas de personnages et moins encore de signe de leur présence, tout semble au contraire hanté par l’absence. Aucune date, aucune information, pas de mention de l’endroit ou même du pays où la photo a été prise. Et évidemment pas de titre – toujours pas de porte. Il faut bien se débrouiller avec le labyrinthe des photos, avec le voile qu’elles tissent (qui sera ici à la fois en balance et en complémentarité avec l’architecture excessivement présente de Contretype et de l’hôtel Hannon, surcharge en contrepoint, non pas nuisible mais au contraire enrichissante, avec les images).
À mi-chemin du constat et du construit, quelque part entre le document brut sur une donnée architecturale et une plasticité de l’image éminemment et savamment élaborée… Improbable croisement d’Atget et de Sugimoto (paternité biscornue qui suffit à dire que de Mey n’en a pas besoin), la démarche a sa logique propre et, comme le dit Inge Henneman, légèrement anachronique au regard des programmes habituels du documentaire critique contemporain1. Les lieux sont là, souvent simples, nus ou dépouillés, faits de peu d’éléments qui captent le regard, et d’aucun qui l’attire bruyamment. Mais précisément, la qualité du regard de la photographe est en premier lieu de savoir très bien à l’avance ce qu’elle cherche, ce qui lui évite tout pittoresque, tout

 

 

spectaculaire. On trouve bien en revanche de l’insolite, et souvent une étrangeté, mais assez douce – peut-être parce que presque monochrome, hormis les taches de blanc. C’est qu’il faut, pour tendre ce fil, non seulement pouvoir projeter son point de vue dans l’espace (présumer mentalement d’où l’image sera impeccable, inattaquable, indiscutable) mais aussi réviser sa perception des couleurs et percevoir d’emblée le monde en noir et blanc, trouver parmi les couleurs les même gris, et c’est cette inclinaison vers l’achromie et ses variations infinies qui rend si fascinante l’expérience perceptive des photos d’Annelies de Mey.
Car, regardées distraitement ou en petit nombre, elles semblent mener vers la lassitude ; mais observées attentivement, leur succession débouche tout au contraire sur une fascination, un malaise qui confine au vertige par l’exigence de la composition, jusqu’à nous faire appréhender presque une autre dimension, dans une perte de repères, un étourdissement amusé, un basculement dont on ne sait s’il s’est joué d’un effet de réel ou d’un excès d’irréel. On évolue là, dans l’image, ou plutôt à sa surface, à une égale et agréable distance de l’inquiétude et de la nostalgie, de la rigueur et du non-sens.
La splendeur des tirages (profondeur antique et « aristocratique » du tirage au palladium d’abord, et à présent nuances et velouté des tirages à jet d’encre) contribue à aimanter l’image vers la rêverie, mais non vers l’imaginaire. Un peu de brume, un peu de contraste, une lumière entre chien et loup suffisent à nimber les moindres objets à la fois de mystère et d’une présence implacable. Extrêmement léchée et étudiée, ce n’est pas une photographie qui s’adresse aux tripes ou à l’intellect mais à l’œil, à l’œil seul, ce qui fait toute sa limite mais aussi toute sa puissance. Car une fois qu’elle tient l’œil, elle ne le lâche plus. Et il n’est pas facile de sortir des photographies d’Annelies de Mey, tout simplement parce qu’il n’y a pas de porte – ou du moins, après un certain temps on n’a plus aucune raison d’en chercher, on se tient au centre d’un monde, un monde étrange mais extrêmement équilibré, consistant, cohérent.

Eda

Du 21 mars au 6 mai 2007 à l'Espace photographique Contretype - 1, avenue de la Jonction - 1060 Bruxelles - Du mercredi au vendredi, de 11 à 18 h ; samedi et dimanche, de 13 à 18h - Fermé lundi, mardi et jours fériés - Tél.: 00 32 (0)2 538 42 20 - Fax.: 00 32 (0)2 538 99 19 - E-mail: contretype@skynet.be - Site : www.contretype.org.

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